Inventer des mondes
Inventer des mondes
Que doit Le Jardin des délices de Philippe Quesne au Jardin des délices de Jérôme Bosch ?
Je me suis souvent inspiré de tableaux pour inventer des spectacles : La Parabole des aveugles de Bruegel pour D’après Nature en 2006, Caspar Western Friedrich en 2016, et même Jérôme Bosch une première fois en 2007, avec L’Escamoteur, pour L’Effet de Serge et bien sûr Dürer pour La Mélancolie des Dragons. La pièce n’est pas une mise en scène du tableau. C’est un point de départ, il a nourri nos imaginaires. Les répétitions commencent souvent comme une enquête ; cette fois en allant voir le tableau au musée du Prado avec les comédiens, en lisant et rencontrant des historiens de l’art qui, encore aujourd’hui, débattent pour en dégager les multiples sens. Bosch pose un état du monde qui témoigne sans doute de ce qu’on vivait, voyait et croyait à l’époque – du monde connu et inconnu, naturel, matériel et spirituel, dont les frontières bougent fortement alors qu’a lieu la découverte des Amériques ou l’avènement des sciences ou de l’imprimerie qui augure de la Renaissance. Il y a dans la toile un aspect très puissant, comme une collecte qui archiverait les temps passés et à venir dans un cabinet de curiosité. L’espace qu’il ouvre entre le passé et le futur, entre le réel et le fantastique, résonnait avec le théâtre que nous faisons avec ma compagnie. Mon intuition était de mettre à plat – dans cet espace ouvert et entre-deux – une sorte de rapport à la nature dans une société en train de se transformer, à des choses en train de disparaître.
Certains historiens évoquent d’ailleurs le rôle de « miroir aux princes » du tableau, qui serait comme une banque d’images-souvenirs provoquant la discussion. Quelles seraient les images-souvenirs que vous avez placées dans la pièce ?
Dans les spectacles de Vivarium Studio, nous travaillons à partir de nos mémoires communes, ce qui circule entre nous, quels qu’en soient l’origine ou le genre. Le tableau invite à en explorer encore davantage les liens, comme si c’étaient les archives vivantes d’une société, on ne sait trop, qu’on quitterait ou qui serait à venir. Chaque centimètre de la toile est utilisé et rapproche des éléments de la réalité avec de pures inventions. Dans le spectacle, cela a nourri la façon dont des signes de différentes natures se côtoient et se répondent, des textes que nous a composés la poète Laura Vazquez – avec une approche du tableau par la question des mollusques, coquillages, coquilles vides, par les cratères, les pierres, la sédimentation – à une chanson d’Areski sur le fait d’être un arbre, des passages de Shakespeare ou de Dante, un fragment de Georges Pérec ou des musiques jouées sur des instruments à cordes ou à vent, tels qu’on en voit sur la toile de Bosch.
Comment s’est déroulée l’écriture au plateau ?
Nous avons fait de nombreuses séances de répétitions sur de grands plateaux vides et une longue période à la carrière de Boulbon, ce site incroyable où la pièce a vu le jour pour le Festival d’Avignon. J’aimais l’idée que les comédiens aient en tête l’impossibilité de reconstituer la toile et qu’ils s’emparent de fragments comme en songe. J’ai eu envie de travailler sous forme d’ateliers. Le premier s’est tenu un an avant la création : nous avons parlé du tableau, l’avons beaucoup regardé, et j’ai utilisé les premières collectes de ce que cela inspirait aux comédiens, notamment des gestes et positions presque chorégraphiques, façon bestiaire. Je leur ai fait faire beaucoup d’improvisations où ils faisaient visiter le tableau aux autres, comme des conférenciers. Pour moi, la pièce parle autant d’aujourd’hui, lorsque le futur est incertain, comment on fait du théâtre, quand on donne du sens à des artifices, que de Bosch. C’est important de montrer comment on travaille, de faire des images tout en montrant comment elles se fabriquent.
« Dans mes spectacles, on assiste à des fragments de pièces, des essais et tentatives, qui sont confirmés ou analysés, dans la joie ou l’hébétude, par les personnages du spectacle eux-mêmes. »
Outre les références à la peinture, il y a un important jeu d’échos entre Le Jardin des délices et La Mélancolie des dragons : le véhicule, l’idée du spectacle dans le spectacle, le partage d’un verre, un jeu de typographie, une collection de livres…
Dans mes spectacles, on assiste à des fragments de pièces, des essais et tentatives, qui sont confirmés ou analysés, dans la joie ou l’hébétude, par les personnages du spectacle eux-mêmes. Le vrai public est un deuxième filtre. C’est poussé à l’extrême dans La Mélancolie des dragons, avec une héroïne spectatrice, qui est face à cette bande de doux rêveurs aux cheveux longs et leur redonne vie. Si elle ne frappe pas les trois coups au carreau de la voiture pour les réveiller, il n’y a pas de spectacle. Quelques années plus tard, avec Le Jardin des délices, on a une multiplicité de points de vue et nul besoin de se demander si ce qu’ils se présentent est bien ou mal. Il me semble qu’on a aujourd’hui besoin – pour parler d’un état du monde – de beaucoup plus de vocabulaire et les citations lointaines de livres qui alimentent le travail sont traitées avec plus de respect et de confiance dans ce qu’elles peuvent apporter pour compléter l’univers visuel et donner vie à l’errance chorégraphique. Un autre point commun entre les deux pièces, c’est la dépendance aux objets. Si on a mal installé les chaises, il n’y a pas la scène. Dans La Mélancolie des dragons, on n’a de cesse de bouger la remorque au bon endroit. J’ai l’impression de suivre un fil un peu obsessionnel, en réorganisant des éléments récurrents pour y plonger une histoire universelle. Dans Le Jardin des délices, les structures des canons à son, qui permettent au public d’entendre ce qui se dit, sont les pieds des projecteurs de La Mélancolie des dragons. Ils m’accompagnent donc depuis quinze ans, comme le matériel que transporteraient des troubadours ou des forains.
Dans la petite bibliothèque que transporte la troupe de La Mélancolie des dragons, il y a des livres sur la mélancolie, sur les rapports entre les humains et la nature, sur les installations et sur les dragons, ainsi qu’un film sur Metallica. Que dit cette sélection ?
Elle renvoie à certaines répétitions, quand un livre pour enfants, une légende ou un texte sacré peuvent nourrir une partie du travail. Souvent, il y a une valise ou une caisse de livres qui avoue la bibliographie idéale. Je trouve très poétique de simplement entendre le son et le nom d’un livre ou d’un auteur. Dans cette sélection, il y a les livres que j’ai vraiment dû amener aux acteurs, notamment le catalogue de l’exposition « Mélancolie, folie et génie en Occident » au Grand Palais, qui parle du hors-champ et du paysage. Quant au film sur Metallica, il montre ce groupe célèbre et millionnaire, en pleine dépression, désabusé, sans plus d’inspiration pour ses pauvres chansons… C’est très drôle au second degré. C’est un peu grâce à ce film que la pièce a dérivé. Initialement, je voulais aborder la question de ces chevaliers au moyen-âge, qu’on payait pour éloigner le mal des villages et terrasser les dragons. Lors des premières répétitions, nous n’avions pas encore les costumes mais j’avais imaginé les acteurs en cotte de maille. Ce documentaire sur Metallica m’intéressait parce que je voulais comprendre pourquoi les musiciens de hard-rock ont toujours été fascinés par les bestiaires monstrueux, quand souvent ils écrivent des ballades ou des chansons aux paroles inoffensives. Les cartons de livres peuvent aussi être des traces de ce qu’on a mis de côté lors des répétitions.
Dans la modestie des attractions imaginées par la troupe dans La Mélancolie des dragons, il y a aussi l’idée que tout est là, à vue. C’est une définition du théâtre comme vous l’envisagez ?
Croire avec peu, c’est certainement propre au théâtre ou à une certaine forme d’art plastique. C’est aussi la possibilité de faire soi-même. On contemple beaucoup, dans La Mélancolie des dragons. Et il y a une ambition héroïque des personnages, qu’on casse régulièrement pour ne pas leur donner trop d’espoir. C’est une clé importante et cette pièce a été un grand tournant dans mon travail, pour trouver un type de jeu. C’est la première fois, en France, que l’on a commencé à qualifier mon travail de « théâtre » pour décrire nos spectacles, qui semblaient échapper aux catégories et étaient plutôt, les premières années de la compagnie, invités à jouer dans des festivals de danse ou des lieux ouverts aux arts visuels.
« J’ai créé la compagnie pour proposer un autre traitement, pour restituer la fragilité humaine, inventer des mondes et me permettre d’observer des gens comme dans une sorte de terrarium. »
D’ailleurs un personnage a cette réplique : « C’est pas vraiment une scène, c’est une installation ».
Cette phrase est une référence à ce qu’on entendait alors beaucoup au début sur mon travail souvent qualifié d’installations, habitées par des interprètes. On rappelait aussi que je venais des arts plastiques comme pour s’excuser de présenter nos pièces dans les théâtres. Heureusement, les programmations en France ont beaucoup évolué depuis cette période. En créant La Mélancolie des dragons en 2008, j’étais clairement en résistance à un théâtre que je voyais alors. Je voulais décélérer, rendre les corps non efficaces, montrer qu’on pouvait chuchoter, dos aux spectateurs, quand le théâtre des années 2000 était souvent très frontal. J’ai créé la compagnie pour proposer un autre traitement, pour restituer la fragilité humaine, inventer des mondes et me permettre d’observer des gens comme dans une sorte de terrarium. C’est d’ailleurs le nom de ma compagnie, Vivarium Studio, qui fête ses vingt ans cette année. C’est une chance de montrer consécutivement au Festival d’Automne Le Jardin des délices (2023) et La Mélancolie des dragons (2008), parce que ces deux pièces forment pour moi, une sorte de diptyque.
Propos recueillis par Vincent Théval pour le Festival d'Automne à Paris.